Pendant de nombreuses années, l’homme sur ce portrait de Fragonard a été identifié comme Denis Diderot, et le tableau a été considéré, en fait, comme presque l’image définitive du philosophe. Mais, en 2012, le Louvre a identifié de nouveau le sujet du tableau comme un M. Meunier, “dit autrefois Portrait de Denis Diderot.”
Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il semble qu’on a trouvé en 2012 un dessin de Fragonard, autrefois inconnu, qui comptait un nombre de croquis préliminaires de ses portraits de fantaisie, avec les noms des sujets écrits sous certains d’eux. Le nom de “Meunier” est écrit sous le croquis du soi-disant “Diderot.”
Ce qui rend cela particulièrement curieux est le lien évident entre le portrait de Fragonard et un autre, celui-ci explicitement identifié comme Diderot, peint quelques années plus tôt par Louis-Michel Van Loo. Quel est le lien entre ces deux portraits ?
L’historienne d’art Mary D. Sheriff fournit une explication instructive dans un article paru dans The Art Bulletin. Sheriff remarque que Diderot a méprisé le portrait de Van Loo et elle cite (en traduction) quelques-unes de ses observations dans le Salon de 1787. J’ai trouvé, en fait, tout ce que Diderot a écrit sur son portrait. Il se lit, en partie:
… Mais trop jeune, tête trop petite. Joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur… Et puis un luxe de vêtement à ruiner le pauvre littérateur si le receveur de la capitation vient à l’imposer sur sa robe de chambre…
… il fallait le [le philosophe] laisser seul et l’abandonner à sa rêverie. Alors sa bouche se serait entrouverte, ses regards distraits se seraient portés au loin, le travail de sa tête fortement occupée se serait peint sur son visage, et Michel eût fait une belle chose…
…Mais que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ? Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste. Mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J’avais un grand front, des yeux très vifs, d’assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d’un ancien orateur….
Et maintenant examinez le portrait de Fragonard ! Bien que le Diderot de Fragonard adopte la posture de celui de Van Loo, le peintre fait précisément les modifications que Diderot lui-même voulait. Ce Diderot est plus vieux et évidemment moins joli. Son front est plus grand et son vêtement plus simple, et son regard est porté plus au loin, comme un philosophe abandonné “à sa rêverie.”
Est-ce donc un portrait de Diderot ? Il serait plus exact, selon Sheriff, de l’appeler un portrait d’un portrait. Fragonard s’intéresse moins à une représentation simple qu’à une représentation imaginative. C’est tout à fait juste pour un portrait de Diderot qui, dans sa propre critique d’art, a distingué entre la représentation simple et l’imagination. Le peintre talentueux, a soutenu Diderot, crée un portrait de la même manière que Voltaire, en tant que poète, écrit l’histoire:
Il aggrandit, il exagère, il corrige les formes. A-t-il raison ? A-t-il tort ? Il a tort pour le pédant, il a raison pour l’homme de goût. Tort ou raison, c’est la figure qu’il a peinte qui restera dans la mémoire des hommes à venir.
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